Joël de Rosnay, technocollabo
ECLAIRAGES : Le chemin d'une humanité entre machines et réseaux
Date de parution: | Lundi 31 mars 2008 |
Auteur: | Nicolas Dufour, Paris |
Un homme aux capacités démultipliées par des puces? A la mémoire extensible grâce à des cartes, comme les ordinateurs? Depuis trente ans, Joël de Rosnay décrypte la complexité du nouveau monde technologique. Il détaille les pistes prometteuses et les dangers. | |
Comme tout penseur des sciences, Joël de Rosnay est d'abord un fabricant de mots. Depuis son ouvrage Le Macroscope en 1975, manifeste francophone de la nouvelle pensée cybernétique, ce futurologue façonne les termes qui traduisent l'évolution des techniques. Et qui inscrivent les mutations électroniques dans nos sociétés. Ainsi face à l'extension des réseaux, en apparence infinie. Ou des démarches visant à fusionner l'humain et la machine. Aujourd'hui conseiller scientifique à la Cité des sciences de La Villette, à Paris, Joël de Rosnay balaie ces thèmes en offrant une pensée à débattre, mais qui ne cède pas aux modes, fidèle à ses principes d'origine. Discussion libre, du statut du pacemaker à l'avenir de la démocratie. Le Temps: Serons-nous bientôt des robots? Joël de Rosnay: Je ne l'espère pas! Il est vrai que ces trente dernières années, l'augmentation de l'humain s'est beaucoup développée, notamment dans le domaine militaire ou avec les techniques mises au point pour les personnes gravement paralysées. Il faut maintenant considérer l'aspect philosophique ou éthique de ces questions. - Quels jalons voyez-vous dans cette histoire récente qui lie hommes et machines? - En 1981 j'ai proposé le terme de «biotique», mariage de la biologie et de l'informatique, pour montrer que les interfaces homme-machine vont devenir de plus en plus symbiotiques, c'est-à-dire basées sur une association toujours plus étroite entre le biologique et l'électronique. On parlait alors de «bionique»: on pensait à des yeux ou des oreilles artificielles. Vous avez vu cela dans certains films ou séries TV de science-fiction... Sur un plan plus concret, on a appliqué ces techniques pour piloter des avions très complexes, en envoyant des informations non seulement par les commandes manuelles, mais aussi au moyen de signaux donnés par les yeux. Plusieurs recherches et expériences ont fait exploser les interfaces homme-machine. Je vois toutefois des limites à cela. - Quelles sont vos réserves? - Je suis réticent face aux puces invasives, à l'invasion du corps par des puces implantées. Bien sûr, pour traiter le diabète grâce à des pompes à insuline implantées, la raison médicale est évidente. Mais je suis opposé à toute volonté d'augmentation artificielle du corps. Certains plaident en ce sens, notamment un courant d'idées, les transhumanistes, qui sévit aux Etats-Unis. - Où situez-vous la limite? Quand parlez-vous d'augmentation de l'humain? - Il y a trois étapes: l'homme réparé, transformé, augmenté. L'homme réparé, c'est la chirurgie osseuse ou vasculaire, la possibilité de renforcer des os ou transplanter des organes... Je crois que personne ne s'y oppose sur un plan éthique. Par homme transformé, j'entends, justement, la pompe à insuline, ou des implants derrière la rétine pour que les malvoyants puissent au moins discerner la lumière... -... pourquoi «transformé»? - On parle d'un homme qui n'est plus complètement biologique, qui se trouve transformé en tant qu'humain, par l'ajout d'une puce ou de prothèses... Poussez le raisonnement: quelle serait l'identité d'un être humain composé exclusivement de puces dans le cerveau et d'organes sensoriels prothétiques? On arrive ainsi à la troisième étape, l'augmentation. Les transhumanistes pensent que l'homme peut être modifié grâce à la technologie, de la même manière dont on répare un avion après chaque atterrissage. L'homme pourrait ainsi devenir quasi immortel, il s'ajouterait des terabits de mémoire dans le cerveau comme on augmente la capacité de nos disques durs, etc. - En quoi franchit-on un seuil éthique? - Nous devons rester humains au sens de l'identité de notre corps. Si nous cherchons à dépasser les capacités naturelles du corps, nous créons une nouvelle forme d'inégalité, biologique, face à laquelle les inégalités sociales et économiques d'aujourd'hui ne constituent qu'une petite étape. La science générerait ainsi des différences entre des individus alpha et gamma, comme dit Aldous Huxley, les alphas étant dotés de tous ces outils et pouvant se les payer, les gammas croupissant au stade de subalternes. - Ne profitons-nous pas déjà de capacités techniques d'augmentation? - Oui, nous sommes des hommes augmentés, avec nos ordinateurs en réseau, nos voitures, nos avions ou nos téléphériques qui nous mènent au sommet des montagnes... Mais il s'agit d'une augmentation sociétale, liée à l'évolution de notre société. Evoquons le terme de mutation. Certains biologistes continuent de croire - ils ont raison, c'est leur métier - à une mutation de l'homme. Nous perdrons nos cheveux, devenus inutiles, nous aurons moins de dents, une grosse tête et des petites mains... - Ce que disaient des écrivains de science-fiction à la fin du XIXe siècle... - En effet. Je dis autre chose. Nous sommes déjà des mutants. Mais au lieu de muter de l'intérieur, comme l'imaginaient les biologistes, nous avons muté de l'extérieur, par les extensions et les prothèses. L'oreillette Bluetooth est une forme de prothèse, une paire de lunettes ou de jumelles aussi. Mais ces prothèses s'intègrent au sens que je veux donner à ma vie, elles ne créent pas une inégalité ou une différence avec les autres hommes. - Avec le clavier, la caméra, les capteurs, on ajoute des formes d'organes sensoriels aux machines: n'est-il pas logique que l'on implante certains appareils dans le corps? - La machine s'humanise, se biologise, et le biologique se machinise. Ce qui m'intéresse est notre capacité d'humain à choisir notre interface, qu'on soit mère au foyer, broker ou étudiant. Un exemple, la façon dont la télécommande a changé la télévision en permettant le zapping: elle a bouleversé la publicité, les émissions, le discours politique à la TV. Autre exemple, qui passionne ces temps les entreprises de télécoms, le téléphone portable, appelé à devenir un scanner, une souris et une télécommande de l'environnement cliquable. Ainsi, je vois une affiche intéressante de la Cité des sciences dans la rue, et grâce à un code-barres que lit mon «cam-phone», je peux accéder au site web de La Villette. - Vous célébrez l'avènement d'Internet et l'extension des connaissances qu'offre le réseau. N'est-ce pas aussi une forme de transformation? - Oui, mais différente, sous la forme de la symbiose. Voyez, dans un corail, le lien qui unit une algue faisant la photosynthèse et un petit protozoaire producteur du calcaire. L'algue donne ses aliments au protozoaire, il lui offre un gîte la protégeant des courants ou des prédateurs. Les deux sont absolument essentiels l'un à l'autre. C'est une symbiose. - Allons-nous nous fondre dans Internet? - Je constate une explosion extraordinaire de l'homme symbiotique: nous restons nous-mêmes, mais nous sommes associés comme nous le désirons - et si nous le désirons - à des outils qui nous changent, pour communiquer, mémoriser, nous mettre en réseau, créer une intelligence collaborative. Voyez la production de contenus par les utilisateurs sur Internet, le Web 2.0, bientôt le 3.0. De manière générale, j'y vois la croissance d'un système global fait de neurones interconnectés par les réseaux de communication. Je l'appelle le cybionte. C'est ici que se situe la suite de l'évolution. Cet organisme vivant que nous construisons par morceaux au niveau de la planète, à des niveaux de développement différents. Un homme toujours naturel, capable de se connecter quand il le souhaite. Une nuance: à un excès d'information, je préfère un surcroît de sagesse. Nous devons apprendre à nous débrancher. Le grand luxe sera de se libérer du diktat de la connexion. - C'est l'ère du réseau partout? - Internet devient un écosystème informationnel. Il va se couler dans l'environnement, comme l'électricité. Aujourd'hui, nous y accédons grâce à trois écrans: celui de l'ordinateur portable, celui de l'ordinateur de bureau et les appareils genre BlackBerry ou iPhone. L'immense univers d'Internet est réduit à une fenêtre d'au maximum 30 cm. Avec les environnements intelligents, nous allons passer (il fait le geste de plonger dans un cadre imaginaire) de l'autre côté du miroir, selon l'image de Cocteau. L'environnement sera l'ordinateur. Il y aura davantage de puissance informatique dans les murs, les poignées de portes ou les rideaux que dans les machines actuelles. Cela commence ces temps avec les puces de type RFID, les capteurs de mouvement comme ceux qui équipent la Wiii, les technologies de biométrie et celles qui permettent aux objets de communiquer entre eux. - Mais il faudra toujours un écran pour explorer le Net... - Il n'y aura plus besoin de l'écran tel qu'on le connaît. Toute votre table sera l'écran, votre mur, votre fenêtre. L'environnement devient cliquable. En attendant ces interfaces cliquables, c'est le téléphone portable qui fait évoluer la technologie. Ces ordinateurs personnels mobiles assurent la transition entre le monde actuel et le futur symbiotique. En d'autres termes, nos prothèses sont en train de s'interconnecter. - Certains délirent sur une forme de connexion mentale à Internet, est-ce si différent de votre symbiose? - La liberté de l'interface est prépondérante. Je demande à voir où sont les avantages dans l'hypothèse d'une connexion mentale. Personnellement, je n'ai pas de BlackBerry et n'utilise pas les réseaux communautaires, je veux pouvoir m'interfacer selon mes choix et ma responsabilité. - Le seuil de ce que l'on entend par humain recule-t-il? - Il a déjà reculé. Dans mes termes, le périmètre de l'humain à l'intérieur du cybionte va certainement s'élargir, avec des choix d'interfaces toujours plus nombreux, mais qui feront, à chaque fois, l'objet de débats éthiques et philosophiques. Ce sont, en fait, les mêmes réflexions que celles des comités d'éthique sur la biologie, à propos des mères porteuses, du clonage humain ou les cellules embryonnaires. Là aussi, on pose la question des limites du corps humain et de son exploitation en tant que machine. -... ou, sur un plan plus terre à terre, de la traçabilité des individus... - Ces évolutions technologiques accélèrent l'avancée de la connaissance, de la communication, de l'éducation. Mais en effet, dans le même temps, elles sont inquiétantes. Comme cellules à l'intérieur du grand organisme, nous sommes toujours plus traçables, nos communications peuvent être suivies, les systèmes de transaction, de visualisation et de localisation deviennent plus puissants... On sait déjà qui achète quoi, quand et où. Face à cet accroissement de la technologie, nous devons augmenter notre capacité de protection. Pour l'instant, nos protections relèvent de la mécanique. Il faut développer une culture et une pratique de la protection numérique. - Vous fustigez l'usage de prothèses mais semblez bienveillant face à cette invasion des puces électroniques... - Je n'ai pas de bienveillance, je dis que ces systèmes, avec les RFID, vont s'implanter dans nos vêtements, nos étiquettes, partout autour de nous, et sur nous. Le marché pousse au développement de ces techniques. Bien sûr, la traçabilité sera bien pire dans dix ans. Les scientifiques, les sociologues, les politiques et les industriels doivent réfléchir ensemble aux choix responsables qui se présentent, aux dérives possibles. Pour éviter que ces objets ne se retournent contre nous. - A ce propos, ne faut-il pas s'inquiéter de ce que l'Etat possède toujours plus de moyens de contrôle des citoyens? - Je prends l'image des blogs, qui peuvent être un vaste forum d'expression citoyenne, mais aussi un formidable outil de désinformation. Pis, la censure classique est peut-être moins puissante que la possibilité d'influencer les gens par des fausses informations. Oui, ces outils sont à la disposition d'Etats qui ne s'en privent pas, notamment au nom de la lutte antiterroriste. Mais en parallèle à ce mouvement, on assiste à la montée de nouveaux pouvoirs, qui contrent les pouvoirs pyramidaux classiques, de la politique ou de l'industrie... A côté des mass media, on a les médias des masses; face aux maisons d'édition, aux labels de musique, il se trouve des gens qui créent et s'échangent leurs créations par le peer-to-peer. Ce sont les pronétaires, les petites gens du Net. - Vous faites l'analogie avec les prolétaires, ceux du Web sont-ils opprimés? - Ce mouvement désarçonne les politiques et les industriels, qui se dépêchent d'interdire le piratage. Plutôt que d'accompagner le mouvement, de le catalyser en laissant les gens s'interconnecter pour créer de la valeur ajoutée, on essaie de mettre en place les vieilles barrières des interdictions et de la culpabilisation... Mauvaise tactique. Les modèles économiques sont en train de changer, les industriels et les politiques n'ont pas encore compris cette évolution. Entre le pouvoir du haut et celui de la base, il y a un niveau intermédiaire important, la corégulation, qui repose sur une démocratie participative. - N'y a-t-il pas quelque naïveté à penser que tout se régule toujours, naturellement? - Mon corps est régulé, je ne m'occupe pas de sa température, par exemple. C'est l'homéostasie, l'équilibre. Mais une société ne peut pas être homéostatique. Elle doit maintenir sa structure et son identité, mais elle doit aussi rompre cet équilibre pour créer du changement Que disent Hillary Clinton ou Barack Obama, que proclamait Nicolas Sarkozy? La rupture, le changement. Au pouvoir, ils doivent garder certains acquis, sinon le pays éclate. Le jeu du management du futur, c'est de jouer sur ces deux forces, l'équilibre et la nécessité de la rupture. - Face au dérèglement climatique, à l'appauvrissement d'une partie du monde, le simple citoyen a surtout l'impression de vivre une rupture permanente des équilibres... - Je fais du surf. Le surf, c'est la rupture et l'équilibre, tout le temps. Entre le totalitarisme et l'anarchie, les responsables doivent surfer sur cette crête si instable qu'est la démocratie, la solidarité, l'échange. Je ne suis pas sûr que la démocratie va réussir. Je le souhaite. Si j'avais une totale confiance dans la régulation, je plaiderais pour le modèle de la ruche d'abeilles, un système dans lequel il n'y a plus aucune liberté. Dans le surf, j'attends la vague, qui a été créée par un ouragan au nord de l'Atlantique générant de grandes ondulations, de manière tout à fait déterministe - comme ma vie. Mais une fois que la vague est là, je vais exprimer ma liberté en la prenant, en revenant en arrière, en virant ou en sortant de cette vague... C'est le jeu du déterminisme et de la liberté. Et c'est la noblesse de l'homme. |
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